La chronique de Djafsia Tara Mamoudou: Issa Tchiroma Bakary sur le starting-blocks ?
À l’aube de l’élection présidentielle d’octobre 2025, une question s’impose dans les débats politiques camerounais : Issa Tchiroma Bakary, ministre du régime de Paul Biya et président du Front pour le salut national du Cameroun (FSNC), pourrait-il se porter candidat à la magistrature suprême ? Figure paradoxale, Tchiroma incarne à la fois la loyauté au pouvoir en place et les frémissements d’une ambition personnelle longtemps contenue. Ses récents meetings à Garoua et Maroua, où il a évité toute mention explicite de soutien à Biya, alimentent les conjectures sur un possible revirement stratégique.
Les grands rassemblements organisés par Issa Tchiroma à Garoua et Maroua, ont marqué un tournant décisif dans son discours politique. Contrairement aux précédentes échéances électorales où il appelait ouvertement à voter pour Paul Biya, le leader du FSNC a cette fois concentré son message sur la mobilisation des inscriptions électorales. Il a invité les Camerounais à « décider librement » de leur prochain président. un appel subtile mais lourd de sens. Cette prudence lexicale, couplée à une affluence massive décrite comme « historique » par des médias locaux, laisse entrevoir une stratégie mûrement réfléchie. Tchiroma, souvent perçu comme un « funambule politique » capable de manœuvrer entre des postures apparemment contradictoires, semble tester les limites de son influence sans pour autant rompre définitivement avec le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC).
La possible candidature de Tchiroma s’inscrit dans un climat social marqué par un profond éveil populaire. Depuis les élections de 2018, une jeunesse de plus en plus politisée multiplie les prises de parole, que ce soit dans les rues, sur les campus universitaires ou à travers les réseaux sociaux. L’alternance, longtemps considérée comme un mirage au Cameroun, devient une exigence portée par des citoyens lassés d’un système jugé sclérosé et inapte à répondre aux aspirations contemporaines. Cette montée en puissance d’une prise de conscience collective s’accompagne d’un rejet croissant des figures historiques du régime, perçues comme les architectes d’un immobilisme prolongé. Tchiroma, malgré son passé au sein du pouvoir, pourrait capitaliser sur cette dynamique en se repositionnant comme un passeur entre deux générations politiques, un médiateur entre l’ancien régime et les nouvelles aspirations.
Ce contexte de soif de changement n’est pas seulement générationnel ; il est aussi régional, social et culturel. La jeunesse réclame non seulement des visages neufs, mais aussi des idées audacieuses, des projets économiques solides et des engagements fermes pour la transparence et la justice sociale. Pour s’inscrire dans cette dynamique, Tchiroma devra aller au-delà de la rhétorique et proposer une vision claire, audible et crédible. Il devra convaincre qu’il ne se contente pas de recycler l’ancien ordre, mais qu’il entend véritablement en être l’alternative. Ce ne sera possible que s’il parvient à incarner le renouveau tout en assumant lucidement son passé politique.
Dans ce débat national sur le changement, la région septentrionale du Cameroun apparaît comme un espace à la fois stratégique et symbolique. Le Grand-Nord, composé des régions de l’Extrême-Nord, du Nord et de l’Adamaoua, représente près de 30 % de la population camerounaise. Historiquement perçue comme un réservoir électoral du RDPC, cette région est aujourd’hui traversée par une double dynamique : un profond ressentiment face au délabrement infrastructurel et une volonté affirmée d’émancipation politique. Des mouvements comme « 10 millions de Nordistes » traduisent cette volonté de rupture avec un système qui, malgré les promesses répétées, n’a pas apporté le développement escompté.
Issa Tchiroma, originaire de cette région, entend s’appuyer sur ce capital symbolique pour construire sa légitimité. Ses récentes tournées dans les chefferies traditionnelles, ses prises de parole en faveur du développement local, ainsi que ses alliances avec des figures montantes comme le député Salmana Amadou Ali, montrent une volonté de reconquête de l’espace nordiste. Toutefois, cette assise régionale, si elle constitue un socle, peut aussi apparaître comme un piège : trop nordiste pour certains, pas assez national pour d’autres. C’est dans cette tension que se jouera la crédibilité d’une éventuelle candidature. Pour convaincre, il devra articuler un discours national, capable de mobiliser les jeunes diplômés des villes du Sud, les agriculteurs des Hauts-Plateaux, et les entrepreneurs de la diaspora.
Les obstacles à une candidature de Tchiroma ne sont pas négligeables. Sur le plan institutionnel, son parti, le FSNC, ne dispose que de trois députés à l’Assemblée nationale, ce qui limite considérablement sa marge de manœuvre parlementaire et sa capacité à fédérer une majorité. Sur le plan symbolique, son image d’« opportuniste » politique, forgée par ses multiples retournements entre opposition et gouvernement, risque de lui soustraire une partie de l’électorat jeune, avide d’authenticité et de cohérence. Sur le plan structurel enfin, le système électoral camerounais, dominé par le RDPC, reste peu perméable à l’alternance, à moins d’une grande coalition des forces d’opposition.
Dans ce contexte, Issa Tchiroma devra envisager plusieurs options stratégiques. Il pourrait choisir de maintenir une alliance tacite avec le RDPC, en escomptant des postes-clés pour le Grand-Nord en cas de victoire de Biya. Ce scénario, déjà expérimenté dans le passé, pourrait lui permettre de préserver son influence, mais au prix d’un discrédit croissant auprès de ceux qui aspirent à une véritable alternance. Il pourrait aussi opter pour une candidature autonome, rompant partiellement avec le pouvoir pour imposer le FSNC comme une force politique incontournable. Cette option suppose toutefois une logistique conséquente, un financement solide, et surtout un appareil militant structuré, ce que son parti ne possède pas encore totalement. Enfin, le scénario le plus audacieux serait celui d’une alliance avec l’opposition, notamment avec des figures comme Maurice Kamto ou Cabral Libii. Bien que leurs idéologies divergent, une dynamique de front commun pourrait émerger face à l’urgence du changement, à condition que les ego s’effacent devant l’intérêt national.
Dans tous les cas, le Grand-Nord restera au centre des attentions, non seulement en raison de son poids démographique, mais aussi à cause des défis sécuritaires liés à Boko Haram, des déplacements massifs de populations et du sous-développement chronique. Toute candidature sérieuse devra proposer une vision forte pour cette région : désenclavement, autonomisation des jeunes, relance de l’agriculture, accès aux soins et à l’éducation. Le Nord ne veut plus être un simple grenier électoral ; il exige d’être un acteur de premier plan dans la refondation nationale.
Issa Tchiroma incarne aujourd’hui la quadrature du cercle politique camerounais : un homme du système tenté par l’alternance, un nordiste critique de la marginalisation de sa région tout en en étant un acteur clé. Ses meetings à Garoua et Maroua, s’ils n’ont pas levé le voile sur ses intentions, ont démontré sa capacité à mobiliser et à faire vibrer une fibre identitaire. Reste à savoir si cette énergie accumulée se transformera en projet présidentiel ou en levier de marchandage pour consolider son influence au sein du régime. Dans un Cameroun post-Biya, Tchiroma pourrait être à la fois le produit et le fossoyeur d’un système qu’il a contribué à édifier. Sa candidature, si elle se confirme, posera une question essentielle : le changement peut-il venir de l’intérieur du système ? Et Tchiroma saura-t-il convaincre qu’il n’est pas seulement un caméléon politique, mais un bâtisseur d’avenir ?